Rénovation énergétique à 1€ : une fraude de grande ampleur

L’État enchaîne les textes pour encadrer plus sévèrement le dispositif d’aide des certificats ­d’économies d’énergie. Rien n’y fait. Des professionnels malhonnêtes trouvent la parade et s’enrichissent en réalisant des travaux certes gratuits pour le particulier mais bien souvent bâclés.

Dire que la loi du 24 juillet 2020 a proscrit le démarchage téléphonique dans le secteur de la rénovation énergétique ! L’amende de 375 000 € en cas de son non-respect ne semble pas assez dissuasive, à lire les courriers de consommateurs qui nous ont été adressés avant l’été, après la publication de notre appel à témoignages. Ainsi, Dominique, qui habite dans le Calvados, reçoit un coup de fil d’Izioval, une société domiciliée à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis). Elle propose une rénovation globale à 1 €. Après avoir fait réaliser l’audit énergétique de sa maison, elle établit un devis en date du 9 juin 2023. Se basant sur une énorme consommation initiale de 585 kilowattheures (kWh) par mètre carré et par an, ce dernier annonce 84 % d’économies d’énergie pour des travaux s’élevant à 26 776 €, entièrement pris en charge par les certificats d’économies d’énergie (CEE), financés par TotalEnergies. Malgré l’insistance d’Izioval, Dominique se méfie et laisse tomber.

De son côté, Jean-Paul, qui vit dans les Pyrénées-Orientales, est appelé par Artisan solidaire de France, une entreprise située… à Montreuil (Seine-Saint-Denis), également pour une rénovation à 1 €. Le 30 juin, après qu’un de ses techniciens a pris des mesures, elle envoie un devis d’un montant de 15 831 €. L’opération est financée grâce à la valorisation des CEE générés par les travaux, là encore auprès de Total­Energies. « J’ai demandé un contact local capable d’assurer le service après-vente, mais n’ayant obtenu aucune réponse, j’ai décliné l’offre », nous signale Jean-Paul.

Un record de plaintes de consommateurs

Même si la multinationale fait partie des principaux contributeurs, on a du mal à croire au hasard quand son nom revient dans des affaires peu régulières de CEE, comme les cas évoqués ci-dessus et issus d’une téléprospection commerciale interdite. D’autant que ces dossiers font suite à l’histoire de devis antidatés dans un projet de rénovation à 1 € relatée, il y a plusieurs mois, dans Que Choisir (QC n° 620). Projet lui aussi financé par TotalEnergies. À titre de comparaison, EDF a beau être l’un des tout premiers énergéticiens assujettis aux CEE (surnommés les « obligés », lire l’encadré), aucun témoignage négatif l’impliquant dans des travaux financés sur son quota de certificats ne nous est parvenu. Les grands obligés n’ont manifestement pas tous le même niveau d’exigence face à leurs délégataires et mandataires. Nous avions sollicité un entretien avec le directeur CEE de TotalEnergies, afin de comprendre la stratégie du groupe pétrolier. Sa direction de la communication n’a pas donné suite…

Ces dispositifs à 1 € continuent donc à être proposés alors qu’ils profitent bien plus aux écodélinquants qu’aux ménages, tant beaucoup – trop – d’interventions sont bâclées. « Le plafond de 80 m2 de mon sous-sol a été isolé en deux heures. Les panneaux se sont décollés les mois suivants. Efficacité zéro ! », déplore Jeff, de Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine). Hélas, il y a des expériences plus dramatiques. « La pompe à chaleur (PAC) air/eau à 1 € que l’on m’a posée fin 2020 est tombée en panne à Noël 2022. Depuis, c’est l’enfer. La carte mère a été changée, la carte électronique principale de l’unité extérieure également, sans résultat. J’ai passé tout l’hiver sans chauffage avec mes trois enfants et la PAC ne marche toujours pas », se désespère une mère de famille. « À la suite d’un démarchage téléphonique, Habitat Rénovation m’a équipé d’une VMC double flux, financée par Butagaz dans le cadre d’une offre à 1 €, décrit Alain, qui habite le Puy-de-Dôme. C’est un désastre, entre des dégâts lors de l’installation et des fuites d’eau après. » Ces quelques mésaventures reflètent en réalité une multitude de situations dues au financement de travaux par les certificats d’économies d’énergie, qui dégradent l’état des logements au lieu d’améliorer leur performance énergétique. Et cela vire quelquefois au cauchemar pour les occupants.

L’an dernier, plus de 10 000 plaintes de consommateurs concernant des entreprises qui œuvrent dans la rénovation énergétique ont été enregistrées sur la plateforme officielle SignalConso. Un record déjà battu cette année avec 16 000 plaintes fin septembre. En ne jugeant du succès de sa politique en la matière que par le prisme du nombre d’opérations déclarées, le gouvernement passe à côté de l’exigence de qualité. Les critiques se succèdent pourtant, pointant les dérives du système pour le plus grand bénéfice de sociétés sans scrupules. Elles prospèrent sur la récupération d’un maximum de CEE, engrangés grâce aux travaux effectués chez des particuliers. Puis les revendent aux mastodontes de l’énergie, qui doivent faire valider leur quota annuel de certificats prouvant leur réalisation.

Enquête en cours

Lors du dernier comité de pilotage du dispositif des CEE, qui s’est tenu en juin, la Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), qui régule les certificats, a admis que des soupçons de fraudes pesaient sur 85 % de leurs volumes liés au « Coup de pouce rénovation performante » des maisons individuelles au titre de l’année 2021. Ces opérations à 1 € pouvaient être très rémunératrices en CEE et l’escroquerie porterait sur des centaines de millions d’euros. L’administration a reconnu que ce pourcentage était « bien trop important pour relever du simple droit à l’erreur ». Les investigations se déroulent dans le secret du ministère de la Transition écologique. Il se dit néanmoins qu’un grand obligé serait impliqué dans la plupart des dossiers douteux.

Dans l’espoir de limiter les dérives, ce « Coup de pouce » avait été modifié début 2022, mais cela n’a nullement arrêté les aigrefins. Selon Effy, un gros acteur du marché finançant la rénovation énergétique par les CEE, plusieurs dizaines de chantiers régis par cette nouvelle version inspirent la suspicion… et ce ne sont que les premiers à avoir été présentés lors de cette réunion. Tous ces montants de CEE qui remontent à la DGEC sentent tellement l’arnaque qu’ils ont une fois encore conduit le gouvernement à plafonner l’aide, à 25 000 € cette fois.

Paru le 1er juillet, ce nouvel arrêté constitue la quatrième évolution réglementaire du dispositif depuis sa création en 2020. Il traduit l’urgence de la situation face à la persistance des fraudes, les escrocs trouvant à chaque fois la parade. « Le phénomène est massif et difficile à endiguer, a reconnu la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), lors de son audition par la commission d’enquête du Sénat sur la rénovation énergétique au printemps dernier. Nos actions de contrôle se renforcent d’année en année et les dispositifs d’aide s’adaptent, mais les fraudeurs ont beaucoup d’imagination et parviennent toujours à contourner les nouvelles contraintes. »

Réglementation inefficace

De fait, cet arrêté pourrait bien se révéler aussi impuissant que les précédents à enrayer la fraude. « Il accorde 12 mois pour respecter les exigences. Ça risque donc de continuer », regrette Florence Lievyn, présidente du Groupement des professionnels des certificats d’économies d’énergie. La rénovation globale les enrichit tellement que les écodélinquants chercheront à profiter de cette année supplémentaire. « L’antidatage des devis, qui permet de bénéficier de l’ancien arrêté, plus générateur de CEE, et de dépasser largement le plafond de 25 000 € afin d’en toucher plus, va très vite revenir en force », complète Audrey Zermati, directrice de la stratégie du groupe Effy. Et cette dernière d’insister : « Tant que les textes laisseront un délai d’un an aux opérations engagées pour suivre la nouvelle réglementation, on n’arrêtera pas la fraude. »

Actuellement, les écodélinquants ont adopté une autre stratégie. « Ils se servent de l’audit obligatoire conduit avant les travaux, poursuit Audrey Zermati. La quantité de CEE récoltée dépendant de l’écart entre la consommation énergétique initiale du logement et celle après rénovation, il suffit de dégrader fortement l’état de départ pour générer un maximum de certificats. » Et l’experte de dénoncer des audits bien pires que la classe G du diagnostic de performance énergétique (DPE), la plus « énergivore », qui correspondraient à des habitations sans fenêtres !

Nous avons eu la preuve éclatante de ces fraudes massives en consultant le tableau officiel des opérations « Coup de pouce rénovation performante d’une maison individuelle » de 2022 publié par la DGEC. La consommation d’énergie des biens avant travaux oscille souvent entre 500 et plus de 900 kWh/m2/an, et dépasse même parfois les 1 000 kWh. Sachant que la classe G se situe au-dessus de 420 kWh/m2/an, sans jamais excéder 500 kWh, d’après nos enquêtes successives sur le DPE, cette énorme surestimation pue la fraude. Tout comme celle des surfaces habitables déclarées. À étudier le tableau de la DGEC, on pourrait penser qu’une partie des rénovations de maisons individuelles est menée dans des châteaux ! Gagner des fortunes rapidement en bidouillant les données des audits est apparemment un vrai jeu d’enfant.

Arnaques XXL

Un audit a évalué la consommation d’énergie avant travaux d’une maison individuelle à 2 717 kWh/m2/an, un record grand-guignolesque ! Et tout aussi magiquement, il l’a amenée à seulement 27 kWh/m2/an après rénovation, ce qui est plus qu’improbable. Cette réduction fictive et frauduleuse de 99 % s’est avérée très fructueuse. Elle a généré 164 000 € de CEE.

Audits complaisants

Obligatoire pour chaque opération de rénovation globale, l’audit est pourtant effectué par un prestataire RGE, puis vérifié par un bureau de contrôle accrédité Cofrac. Or, sous ce vernis de sérieux et de rigueur se cache une tout autre réalité. Ce contrôle étant à la charge et sous la seule responsabilité de l’obligé ou de ses mandataires, ils ont le libre choix de l’auditeur ainsi que du bureau de contrôle. Les margoulins ont su investir ces professions afin que la rénovation engendre un maximum de CEE, avec la bienveillance d’obligés ravis d’amasser de gros volumes pour remplir aisément leurs quotas. Il n’y a donc rien de plus facile que d’obtenir des audits et des contrôles de complaisance. « On a fait intervenir les bureaux de contrôle avant travaux pour éliminer la fraude, mais une partie d’entre eux sont des partenaires de fraudes. Ils appartiennent à la même entité que l’entreprise de travaux et le demandeur de CEE, déclarait Oussama Djeddi, président du bureau de contrôle Spekty, devant la Commission d’enquête du Sénat sur la rénovation énergétique. En croyant bien faire, on a créé un corridor de fraudes. »

Les chantiers de rénovation globale font cependant l’objet d’autres contrôles, cette fois sur des bases sérieuses. Une seule maison peut même en subir quatre : un premier, exigé par la DGEC ; un second, dirigé par l’Agence nationale de l’habitat (Anah) ; un troisième, commandé par un organisme certificateur, et un dernier demandé par la DGCCRF. Cela coûte extrêmement cher, pour une efficacité en réalité bien médiocre. « Il y a trop d’acteurs en jeu dans ces contrôles. Ils ne sont ni mutualisés ni harmonisés », soupire Pierre-Marie Perrin, directeur des affaires publiques de Hellio. En les multipliant au fil des fraudes, on a oublié de les rationaliser. Les filous poursuivent donc leur très lucratif business sans trop de soucis.

Certes, il y a parfois des condamnations. Le patron d’Écorenove a, par exemple, écopé de 18 mois de prison avec sursis et de 200 000 € d’amende en 2022. À la mi-novembre, les huit directeurs de BDPA Rénovation et leurs affidés étaient en procès au tribunal correctionnel de Limoges (Haute-Vienne), pour « escroquerie en bande organisée, pratique commerciale trompeuse ou agressive, abus de biens sociaux », et même « direction d’une société malgré une interdiction judiciaire, trois des huit dirigeants mis en cause disposant d’un casier judiciaire ». Face à eux, on comptait plus de 400 victimes parties civiles !

Les pouvoirs publics sont démunis

Ces sanctions demeurent néanmoins anecdotiques au regard de l’ampleur de la fraude, si bien qu’elle risque de perdurer tant qu’il existera des aides à la rénovation énergétique. Entre MaPrimeRénov’ et les quotas de CEE imposés aux énergéticiens et aux vendeurs de carburants, on a tourné à près de 8 milliards d’euros en 2022. En y ajoutant le taux de TVA réduit à 5,5 %, on atteint 10 milliards. Il y a de quoi attiser toutes les convoitises… d’autant plus que le budget de MaPrime­Rénov’ augmentera de 1,6 milliard en 2024.

Bizarrement, ces dérapages à grande échelle n’indignent personne. Ils semblent au contraire tolérés de tous, y compris des pouvoirs publics. Peut-être parce que l’État ne débourse rien. Car ce sont les consommateurs qui financent les CEE à 100 %, à travers leurs factures d’énergie et leurs achats de carburants. Tout le monde ferme aussi les yeux parce que la rénovation énergétique des logements est devenue une priorité nationale. Elle fait consensus pour réduire les factures d’énergie des ménages et les émissions de gaz à effet de serre du pays. Partant de là, aucun acteur, qu’il soit privé ou public, n’ose être le premier à mettre les fondements du système en cause, et ce d’autant moins que les offres à 1 € visent en priorité les classes populaires. Les écodélinquants se frottent les mains…

Face à cette situation, l’exécutif veut sécuriser les 200 000 rénovations globales prévues en 2024. D’une part, tous les foyers en réalisant une bénéficieront du soutien personnalisé de Mon Accompagnateur Rénov’. Ce dernier suivra leur chantier de A à Z en leur apportant son appui technique et s’occupera des aides auxquelles ils ont le droit de prétendre. « Son agrément doit être qualitatif afin d’éviter les dérives. Toutefois, il y a la volonté d’avoir beaucoup de professionnels agréés. Il ne faudrait donc pas assouplir les critères aux dépens de la qualité », avertit Audrey Zermati, du groupe Effy. D’autre part, et c’est l’avancée majeure, le gouvernement confie tous les financements à l’Anah, c’est-à-dire autant la valorisation des CEE associés à ces opérations que MaPrimeRénov’.

La rénovation devrait enfin échapper à la fraude, à moins que les escrocs parviennent à pirater une nouvelle fois le dispositif d’aide. En se faisant, par exemple, passer pour des particuliers. Après avoir récupéré leurs coordonnées laissées sur Internet, ils créent des comptes Anah avec leur numéro fiscal et leur revenu de référence. Ils transmettent de faux documents de travaux et collectent ainsi de multiples sommes versées au titre de MaPrimeRénov’. L’an passé, Tracfin a détecté une fraude de plus d’un million d’euros sur MaPrimeRénov’, constituée cette fois de multiples versements à trois sociétés, de juin à octobre. Les détournements de cette subvention pourront-ils être évités en 2024 ? On l’espère, bien que les fraudeurs sachent être aussi réactifs que créatifs…

CEE – Qui fait quoi ?

  • Les fournisseurs d’énergie (électricité, gaz, carburants…) sont contraints par l’État d’aider les ménages à faire des travaux d’économies d’énergie, d’où leur nom « d’obligés ».
  • Les obligés ont un quota annuel de CEE à engranger. Il représente plus de 1,5 milliard d’euros pour les plus gros d’entre eux (EDF, TotalEnergies, Engie), sous peine de fortes amendes.
  • Quand des travaux de rénovation énergétique sont subventionnés (primes énergie, réductions) ou financés à 100 % (coup de pouce à 1 €), les obligés achètent des certificats d’économies d’énergie (CEE) aux entreprises les ayant réalisés. Et plus le gain énergétique après travaux est élevé (exemple : le DPE d’une maison passe de G à B), plus les CEE valent cher. D’où l’intérêt de surestimer ce gain et, donc, la multiplication des fraudes.
  • Plusieurs intervenants récupèrent les CEE pour les obligés : des délégataires, qui leur apportent les volumes nécessaires, aux mandataires accompagnant ­financièrement les travaux des foyers.
  • MaPrimeRénov’ est une aide de l’État, les CEE s’y ajoutent souvent afin de réduire le reste à charge.

Des pistes pour assainir le secteur

Effy, l’un des acteurs majeurs de la rénovation énergétique, plaide pour des contrôles pilotés par l’État sur tous les chantiers entièrement pris en charge par MaPrimeRénov’ et les certificats d’économies d’énergie (CEE). « Ces inspections sur site sont la seule manière de vérifier l’existence et la qualité des travaux. Il suffirait de prélever 1 % sur le montant total des aides pour les financer », affirme Audrey Zermati, directrice de la stratégie du groupe. « La majeure partie de l’activité CEE est entre les mains des obligés (énergéticiens et vendeurs de carburants) et de leurs mandataires, mais leurs relations ne sont pas contrôlées, sous prétexte qu’il s’agit de contrats de droit privé, souligne, de son côté, Florence Lievyn, présidente du Groupement des professionnels des CEE. On milite en faveur d’un statut de producteur de CEE très encadré afin d’assainir le marché. Certains mandataires n’ont, par exemple, qu’un seul salarié tout en générant une énorme quantité de CEE, c’est plus que louche ! »

Obligation de résultat ?

Dans sa consultation sur l’évolution du dispositif à compter de 2026, le gouvernement admet qu’aujourd’hui rien ne prouve un lien entre le montant de la prime CEE et la réalisation d’économies d’énergie par le ménage. Il envisage donc de passer d’une obligation de moyens à celle de résultat. Une mesure assurément antifraude qu’il serait opportun d’appliquer au plus vite. « On retrouve dans les CEE les mêmes fraudeurs que dans le compte personnel de formation (CPF), avec énormément de sous-traitants, ajoute Pierre-Marie Perrin, directeur des affaires publiques chez Hellio, autre acteur des CEE. Il faut passer au name and shame et établir des listes noires. Chez Hellio, nous vérifions 100 % de nos opérations de rénovation globale. Le dispositif ne deviendra vertueux qu’avec la multiplication des contrôles. »

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Élisabeth Chesnais

Pour marque-pages : Permaliens.

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