Injection de sulfate de fer, utilisation de charbon actif, d’ultraviolet, microfiltration inférieure aux seuils autorisés… Pour masquer les contaminations des eaux de source et minérales qu’ils mettent en bouteille, des industriels, dont Nestlé Waters, ont eu recours à des systèmes de purification interdits, révèlent Le Monde et Radio France (1) .
« Plus pure », « plus saine », « meilleure pour la santé », « recommandée pour bébé »… Les eaux de source et eaux minérales naturelles sont théoriquement protégées des risques de contamination et de pollution car puisées profondément dans les nappes souterraines. Les industriels jouent sur ces arguments pour les vendre en moyenne 100 fois plus cher que l’eau du robinet.
Une étude américaine, publiée dans la revue scientifique Proceedings of the National Academy of Sciences, le 8 janvier dernier, écornait déjà ce storytelling en décomptant près de 240 000 fragments de micro et nanoplastiques par litre, pour différentes marques d’eau en bouteille.
Une enquête conjointe du Monde et de la cellule investigation de Radio France (1) en ajoute une couche encore. Des minéraliers ont utilisé des traitements de purification autorisés sur l’eau du robinet mais interdits pour les eaux de source et minérales naturelles, censées ne pas en avoir besoin puisque « microbiologiquement saines ».
Au moins 30 % des marques concernées
Au moins 30 % des marques sont concernées, dont toutes celles de Nestlé Waters, qui détient à lui seul un tiers du marché des eaux en bouteille en France (Vittel, Contrex, Hepar, Perrier), précise l’enquête. Le 31 août 2021, le groupe suisse a obtenu une rencontre en toute confidentialité sur ce sujet auprès du cabinet d’Agnès Pannier-Runacher, alors ministre de l’Industrie. Il y avait reconnu avoir recours à des traitements non conformes. Le gouvernement aurait dû immédiatement saisir le procureur de la République, comme l’exige l’article 40 du Code de procédure pénale de tout officier public « ayant acquis la connaissance d’un crime ou d’un délit ». Ce que le gouvernement n’a pas fait.
Mais rembobinons. L’affaire commence fin 2021 lorsqu’un ancien employé de la société Alma (propriétaire des marques Cristaline, St-Yorre, Chateldon, Vichy Célestins…) signale à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) des pratiques suspectes dans une usine du groupe Alma, écrit Le Monde. Une enquête administrative est lancée le 10 décembre 2020 et met effectivement au jour des pratiques frauduleuses listées dans un procès-verbal de 120 pages : mélange non autorisé d’eaux de plusieurs sources exploitées par une même usine, mélange occasionnel avec l’eau du réseau, injection de sulfate de fer, filtration de l’eau aux UV, pratique de microfiltration non autorisée… Les enquêteurs signalent par ailleurs que certaines pratiques paraissent conçues pour être soustraites au regard des agents chargés des contrôles. Surtout, ils suspectent que certaines méthodes découvertes chez Alma soient utilisées également par un grand nombre de minéraliers. C’est ce qui aurait poussé Nestlé Waters, sentant le danger venir, à solliciter cette rencontre avec le cabinet d’Agnès Pannier-Runacher.
Rapport accablant de l’Igas dès juillet 2022
S’il n’agit pas sur le plan judiciaire, le gouvernement saisit tout de même l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) le 19 novembre 2021 d’une mission d’inspection des usines de conditionnement d’eaux minérales et d’eaux de source installées sur le territoire national. Trente-deux inspections sont ainsi menées, avec l’appui des Agences régionales de santé (ARS), et ciblent notamment toutes les usines du groupe Nestlé.
Rendu en juillet 2022, toujours dans la plus grande confidentialité précise Radio France, le rapport est accablant. Il estime à au moins 30 % les marques françaises ayant recours à des traitements non conformes. Et pour ce qui est de Nestlé, la mission d’inspection a constaté de « graves écarts à la réglementation ». « D’une part, des traitements non conformes sont utilisés dans toutes les usines du groupe : microfiltration en deçà de 0,8 micron, mais aussi charbon actif et ultraviolet dont l’interdiction est absolue, ne laissant aucune interprétation », fustige ainsi l’Igas.
Chantage à l’emploi qui fait mouche ?
Nestlé Waters assure avoir aujourd’hui retiré de ses usines les traitements ultraviolets et les filtres à charbon actif, mais continue en revanche la microfiltration en deçà de 0,8 micron. C’est sur ce point que le groupe demande un assouplissement de la réglementation, faute de quoi l’exploitation de certains de ses sites en France (dans les Vosges et dans le Gard) pourrait être abandonnée, menace-t-il. Un chantage à l’emploi qui a fait mouche auprès du gouvernement, qui a assoupli la réglementation sur les microfiltrations. Dans la plus grande discrétion, selon Le Monde. Et ce malgré la mise en garde de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses). Dans un courrier de janvier 2023 adressé au gouvernement, auquel ont eu accès Le Monde et Radio France, l’agence estime que les filtres utilisés pour le traitement de l’eau ne devaient jamais masquer une insuffisance de qualité.
C’est tout le problème dans cette affaire. Certes, ces traitements illégaux n’ont a priori pas mis en danger les consommateurs. C’est en tout cas l’argument de Nestlé Waters. Dans Les Echos, ce lundi, l’industriel explique avoir « enfreint la réglementation pour maintenir la sécurité de ses eaux », de moins en moins protégées des risques de contamination et de pollution. Car selon les informations du Monde, des problèmes récurrents ou saisonniers de contamination de certains puits par des bactéries coliformes, type Escherichia coli, ont été cachés aux autorités. Des traces de polluants chimiques, comme des métabolites de pesticides, ont également été découverts dans l’eau de Perrier, rappelle également Radio France. Le groupe suisse invoque le dérèglement climatique, la montée du stress hydrique, l’expansion des activités humaines autour de ses usines…
Demeure en revanche cette vaste tromperie des consommateurs que constitue l’utilisation cachée de ces systèmes de purification interdits. En toute logique, le service juridique de l’UFC-Que Choisir va sans attendre se pencher sur les pratiques de Nestlé Waters.
(1) L’enquête du Monde et l’enquête de Radio France.
Fabrice Pouliquen